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a la recherche du temps perdu - Page 5

  • Merveille inconnue

    proust,a la recherche du temps perdu,du côté de chez swann,noms de pays : le nom,roman,littérature française,relire la recherche,culture« Sans doute si alors j’avais fait moi-même plus attention à ce qu’il y avait dans ma pensée quand je prononçais les mots « aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise », je me serais rendu compte que ce que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de tout ce que je connaissais, d’aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cette merveille inconnue : une matinée de printemps. »

     

    Marcel Proust, Noms de pays : le nom


    (A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, troisième partie)

  • Rêver des lieux

    Une cinquantaine de pages pour la troisième partie de Du côté de chez Swann : Proust l’intitule « Noms de pays : le nom ». Elle commence comme la première par l’évocation d’une chambre, ici celle du Grand Hôtel de la Plage à Balbec. Balbec ! Lieu proustien comme Combray, chargé d’images et d’impressions. 

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    Grand Hôtel de Cabourg / Photo Ville de Cabourg

    Rien de tel pour émoustiller le désir qu’un nom de lieu, surtout quand quelqu’un nous en a fait rêver. C’est Legrandin qui a dit au narrateur qu’on sentait là « la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique ». Et puis Swann, un jour, lui a dit connaître Balbec et son église, « peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan. »

     

    A partir de là, même les noms des gares intermédiaires dans l’indicateur des chemins de fer prennent une résonance nouvelle, jusqu’à ce que ses parents, à l’approche de Pâques, parlent de vacances dans le nord de l’Italie, et d’autres noms alors occupent ses pensées : « Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête, le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. »

     

    Seule Marguerite Duras, peut-être, saura insuffler aux noms une telle magie. Proust distingue les noms des mots : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques, comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément (...) »

     

    Parme : « mauve et doux » ; Florence : « miraculeusement embaumée et semblable à une corolle » ; Balbec : « des vagues soulevées autour d’une église de style persan »… De nature un peu nerveuse, le narrateur observe que les jours s’écoulent à des vitesses différentes, certains « montueux et malaisés » à gravir, d’autres « en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant », comme ce mois à rêver d’Italie, ce mois d’espérance trompeuse puisqu’il s’exalte tant et si bien qu’il en tombe malade, si fiévreux que le docteur lui défend « tout projet de voyage et toute cause d’agitation ».

     

    Il ne peut même « aller au théâtre entendre la Berma (...) à laquelle Bergotte trouvait du génie » et doit se contenter des sorties accompagnées par Françoise aux Champs-Elysées, ce qu’il trouve « insupportable » – personne ne lui a décrit ce jardin public, ne l’a offert à son imagination, ne lui en a fait rêver. Il s’y ennuie.

     

    Jusqu’au jour où un nom connu passe à sa portée, celui de Gilberte Swann interpellée par quelqu’un pour dire au revoir, « petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin de Poussin, reflète minutieusement, comme un nuage d’opéra plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux », « une petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope ». « Noms de pays : le nom » voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, le temps qui passe et le temps qu’il fait, estimé parfois à la nuance du ciel, parfois à l’intensité de la lumière sur la pierre du balcon. 
     

    Ce n’est qu’aux beaux jours qu’il peut sortir et rejoindre Gilberte et ses amies. Depuis qu’il l’a croisée aux Champs-Elysées, il ne pense plus qu’à la voir, si amoureux que tout ce qui la concerne devient d’une qualité différente : le plumet bleu de son institutrice, la marchande à qui Swann achète du pain d’épices (« souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes »), et les cadeaux qu’elle lui a faits, une bille d’agate, une brochure de Bergotte sur Racine, sans compter cette faveur : pouvoir l’appeler Gilberte et non Mlle Swann, bien qu’elle continue à le vouvoyer et s’obstine à le traiter en « simple camarade ». 

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    Vue du Bois de Boulogne vers 1903 (Source)

    Quand Gilberte n’est pas là, il dirige Françoise du côté du Bois de Boulogne, « Jardin des femmes », vers l’allée des Acacias « fréquentée par les Beautés célèbres » où se promène chaque jour sa mère, Mme Swann (Odette). Place aux descriptions de sa toilette – « personne n’avait autant de chic » – et de son équipage, de son luxe « dernier cri » qui lui donnent l’impression de voir passer une reine, percevant autour d’elle « le murmure indistinct de la célébrité », à laquelle il rend lui-même hommage en lui tirant un grand coup de chapeau.

     

    Des années plus tard, un matin de novembre, la traversée du Bois de Boulogne a changé de but : il y va pour le spectacle de l’automne au « mois de mai des feuilles », pour la lumière entre les arbres. Tout a changé : on se déplace désormais en automobile, les chapeaux des femmes sont devenus immenses, chargés de fruits, de fleurs, d’oiseaux ; les hommes vont nu-tête. « Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. » 

    Même les intérieurs ont changé, les couleurs sombres ont laissé la place aux appartements « tout blancs, émaillés d’hortensias bleus ». Envolé, le « Jardin élyséen de la femme », le Grand Lac n’est plus qu’un lac, le Bois un bois : « La réalité que j’avais connue n’existait plus. » C’est déjà la fin de « Noms de pays : le nom » et sa conclusion fameuse n’est pas sans rappeler la chute d’Un amour de Swann. « Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace... (...) et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années. »

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  • Touches

    proust,a la recherche du temps perdu,du côté de chez swann,un amour de swann,roman,littérature française,relire la recherche,amour,passion,jalousie,société,musique,culture« Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. »

     

    Marcel Proust, Un amour de Swann
    (A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, deuxième partie)

     

    Photo de Proust, s. d., L'Express

  • La maladie d'amour

    Charles Swann, dans A la recherche du temps perdu, est un esthète aux cheveux roux, aux yeux verts, porté sur les jolies femmes. Ce flirteur invétéré n’hésite pas à se servir de ses relations pour s’en rapprocher, aussi le grand-père du narrateur s’écrie quand il reçoit une lettre de lui : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! »  

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    Source : http://www.lemotlachose.com/un-amour-de-swann-a-la-recherche-de-pierre-alechinsky/

    Un amour de Swann peut se lire comme un roman isolé, Proust lui-même y voyait une bonne porte d’entrée dans son œuvre. C’est une des incarnations littéraires les plus inoubliables de la maladie d’amour. Le récit des circonstances dans lesquelles Swann rencontre Odette de Crécy, « demi-mondaine » comme on disait alors pour ce genre de femme entretenue, la revoit, la cherche, l’aime, la soupçonne, la regarde s’éloigner de lui, puis regrette d’avoir gâché des années de sa vie pour une femme qui n’était pas son genre, est un flash-back, un récit dans le récit, un microcosme.

     

    Voire une mise en abyme : cette liaison se déroule à l’époque de la naissance du narrateur, qui se la fera raconter – « (…) bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien (…) »

     

    Au physique, Odette déplaît d’abord à Swann, et la beauté de son corps pourtant « admirablement fait » est gâchée par la mode de l’époque qui donne « à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres » (formidable description de sa toilette). Tout changera quand il retrouvera ses traits dans la Zephora de Botticelli. 

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    Botticelli, Les Epreuves de Moïse, détail, Chapelle Sixtine (de face, Zephora, "la fille de Jethro")

    La première vedette féminine (l’histoire débute avec elle), c’est Mme Verdurin et son « noyau » de « fidèles », ses soirées qui ne ressemblent en rien à celles des « ennuyeux » (les aristocrates à ses yeux de bourgeoise). Elle les anime, du haut de son siège-escabeau suédois « en sapin ciré », un cadeau, comme férocement résumé ici : « Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. »

     

    Odette, « un amour », une des seules femmes admises dans son cercle avec l’épouse du Dr Cottard, y introduit Swann après l’avoir harponné, et c’est là qu’il réentend la « phrase musicale » de Vinteuil qui va l’envoûter. « Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. » Il y a là de merveilleuses pages sur l’écoute de la musique, l’ivresse auditive.

     

    Relire Un amour de Swann, c’est s’arrêter aux détails sautés la première fois ou bien oubliés, par exemple quand Odette, qui prétend aimer les « antiquités », déplore que son amant habite dans un hôtel du quai d’Orléans « indigne de lui » et lâche, à propos de la décoration chez une de ses amies où tout est « de l’époque » (laquelle ? impossible pour Odette d’éclairer Swann sur ce point) : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés ». 

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    Livre de Poche 1971, 1988, 2006

    L’arrivée du comte de Forcheville chez les Verdurin, qui a l’art de se fondre dans sa coterie contrairement à Swann, marque le tournant de ses relations avec Odette. «  L’amour est une maladie, on le sait, ou plutôt, on ne le sait pas assez. Le véritable organe sexuel de Proust, c’est la jalousie. » (Roland Barthes) Swann dissimule sa jalousie, pour ne pas donner à Odette « cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. »

     

    Relire, c’est prendre le temps de s’arrêter, page 289 (Pléiade 1984), sur une « musique stercoraire » ; page 292, sur « aller villégiaturer dans des latrines » ; page 304, sur « le chimisme même de son mal ». Sur des effets de style, page 354, où Swann se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit » ; quelques lignes plus loin, « il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit. »

     

    Et pour finir, sur la silhouette bien croquée de Mme Cottard, croisée par Swann dans l’omnibus, en pleine « tournée de visites « de jours », en grande tenue », qu’il suit des yeux quand elle en descend, « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. » De quoi nourrir une amusante leçon de vocabulaire.

     

    Relire La Recherche (2)

     

    Relire La Recherche (1)

     

  • Rythme

    proust,a la recherche du temps perdu,du côté de chez swann,combray,roman,littérature française,relire,pluie,culture« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissés tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie. 

    – Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »

    Marcel Proust, Combray (Du côté de chez Swann)

     

    Photo : Vue de la fenêtre de la chambre d'enfant de Marcel, après la pluie. Le Combray de Marcel Proust à Illiers-Combray © Silvia López / Pinterest